Ceci est une tribune du Pr Jacques Nanéma, enseignant-chercheur à l’Université Joseph Ki-Zerbo.
Face au désarroi des uns et des autres devant les apories et les impasses dans lesquelles s’affaissent chaque jour nos systèmes éducatifs, il faut enfin comprendre que l’éducation n’est pas une affaire d’astuces ou de recettes miraculeuses mais qu’elle relève plutôt d’une complexité telle que nous devons éviter toute forme de procédés expéditifs et de procédures brutales.
Ici plus qu’ailleurs, il n’y a pas de raccourcis vertueux qui puissent nous sauver.
Champ d’incertitudes et d’initiatives aussi diverses que contradictoires, l’éducation est une forme d’absolu qu’il faut considérer de manière circonspecte, avec plusieurs médiations. Comme le soutenait Hegel, ce n’est pas à coups de pistolet qu’on entre dans l’absolu, la dialectique étant le meilleur chemin parce que soucieuse à la fois de prendre en compte les contraires, mais d’aussi de les engager dans une dynamique de progrès.
Si l’éducation est une manière de prendre soin de l’humain en nous, et de notre habitacle hors de nous, alors on ne peut y procéder par mutilation et par réduction ; l’homme est humain parce qu’il est d’emblée ouverture diachronique, perfectible, capable d’auto- perfectionnement progressif, non linéaire mais en fin de compte, toujours la synthèse plus ou moins réussie d’une diversité de valeurs complémentaires.
On peut déprécier les sciences comme on le veut, abhorrer les technologies qui en sont issues et qui rendent le travail humain toujours moins pénible, mais on ne peut cracher sur la raison, la capacité discursive et réflexive fondamentale (lumière naturelle, bon sens chez Descartes, misologie chez Kant) sans s’inscrire par ce fait même dans un anti- humanisme suicidaire.
Or, parce que faculté de représentation, de présence lucide au monde, de distanciation critique, la raison à l’œuvre dans la connaissance et dans la moralité commande le rejet de toute forme de dogmatisme, libère les hypothèses les plus invraisemblables et autorise sous réserve de rigueur, toutes les démarches et méthodes permettant une appréhension systémique du réel.
A l’heure où nous sommes pressés de toutes parts de fabriquer en série des professionnels efficaces, pratiques et pragmatiques au service de l’économie marchande, il me semble fondamental de rappeler le danger de ce qu’on pourrait appeler l’idéologie du « praticisme » : tout doit être pratique, fonctionnel, efficace, point de place pour le rêve, l’imagination, la spéculation, la théorie face aux injonctions de l’urgence et à l’impératif de l’utile.
Malgré le siècle de consumérisme qui nous impose sa férule humiliante, il faut convenir qu’il n’y a pas de place dans l’éducation aujourd’hui pour qui considère que théoriser serait de moindre portée que pratiquer à moins de vouloir délibérément faire de l’africain un être aux ordres, pris dans la mécanique de la subordination éternelle, réduit au statut d’exécutant incapable de conception et de l’autonomie intellectuelle qui la conditionne.
L’Africain est capable de réfléchir et cela est très important pour sa survie dans ce monde actuel et à venir. L’école doit être un espace où on apprend à penser l’humain dans toutes ses latitudes et coutures, dans les conditions sociales, économiques, culturelles, religieuses, politiques de son existence. Cette vocation humaniste de l’école n’empêche en rien qu’elle soit le lieu d’acquisition de compétences nécessaires à la vie, à ses contraintes et aux différents besoins qu’elle nous commande de satisfaire (l’homme est un animal besogneux, citoyen du monde des phénomènes selon l’auteur de la critique de la raison pratique).
Mais, on doit le savoir, l’école n’est pas le seul lieu ou milieu d’éducation ; au contraire, il y a d’autres milieux qui la complètent et où puissent s’apprendre ce que certains appellent les astuces, les recettes pratiques de cuisine existentielle. Ce n’est pas une raison pertinente d’opposer pensée et action, réflexion et existence, théorie et pratique, comme on a trop longtemps opposé en l’homme une vie spirituelle et une vie animale, âme et corps, raison et sensibilité.
Emmanuel Mounier a produit les plus belles pages critiques contre la schizophrénie des philosophes qui voyaient en l’humain une contradiction formelle entre deux acteurs d’une même scène de danse (protagonistes d’un duel ou d’un tango).
Apprendre à penser c’est aussi apprendre à vivre en hiérarchisant des priorités auxquelles nous sommes confrontés au quotidien. Sans capacité de penser, de théoriser non seulement notre vie serait purement et simplement végétative (pas plus valeureuse que celle d’un légume ou celle des bergers d’Arcadie dont la vie n’aurait pas plus de valeur que celle des troupeaux qu’ils font paître, cf. Opuscules sur l’histoire de Kant), mais en sus, aucune communauté humaine ne peut aller loin au-delà de l’immédiateté naturelle et du conformisme culturel du moment.
C’est une illusion de penser que partout des raccourcis seraient vertueux et que donc, on pourrait tout obtenir à peu de frais, sans se donner la peine d’affronter l’épreuve de la pensée. Si on vide l’école de la pensée, il faut être sûr qu’elle se videra illico presto de la vie proprement humaine dont elle cherche à prendre soin. À l’école, la pensée est reine, elle est chez elle comme dans le miroir où la vie réelle se donne à voir, à concevoir, à vivre comme à contempler.
Comme la raison, qui est multidimensionnelle (discursive, réflexive, ironique, analytique, synthétique, etc.), la vie est et se donne à voir sous le mode d’une diversité et d’une pluralité irréductible aux carcans des idéologies dichotomistes.